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La conscience qu’on est là, le tissu au seuil de l’intime
 

Sylvie Lagnier, docteure en histoire de l’art

Parties d’un tout.

Modeler avec des matières textiles différentes et des cravates ornées de motifs floraux. Dévoiler en sourdine les questions de genre. Rehausser de perles, de soies et de dentelles.

Se glisser sous la peau. Sous cette couche protectrice, la vie et ses aplats de chair, roses, rouges, laiteux. Tissus organiques jouant avec de fins vaisseaux, fibres vitales plus ou moins denses, reliant le mamelon au corps absent.

Subtils passages d’une toile épaisse à un mouchoir brodé, d’écheveaux à la relique d’une nuisette. Le sein.

Graver sur un velours rouge. Sculpté, si près de la main. Broder dans la trame du lin ou de la mousseline de soie. Coudre sur l’une des pages de la Revue universelle de 1940. D’une débâcle. Les émotions. Le cœur.

 

Depuis une dizaine d’années, Isabelle Piron étoffe et déplie un langage artistique singulier en harmonie avec ses mythologies personnelles. Ayant notamment travaillé dans le secteur médical, l’artiste est sensible à l’altérité, aux différents états du corps, sans doute au toucher, de celui qui apaise la détresse.

Déjà, la peau. Attachée au dessin depuis longtemps, elle est attentive à la nature et à ce qu’elle offre de perceptions sans cesse renouvelées, textures, contrastes et formes.

De la gravure alors, qu’elle apprend à l’école des Beaux-Arts de Sète.

Au fil des années, elle a étoffé ses gestes et donné forme à son dessein en métissant techniques et médiums au sein desquels le tissu et la fibre personnalisent son expression.

Travaillant à plat et en relief, elle pique, elle perce, elle coud, puis fixe.

Elle assemble, compose, orne, répare aussi.

La couture est dessin, le tissu est texture, couleur et motif. Fermetures-éclair et pierres semi-précieuses se côtoient ; mantilles et serpillières se subliment.

Le point est son mouvement.

La créativité artistique rattachée « aux travaux d’aiguilles », s’est développée dans les mouvements d’avant-garde dont l’un des objectifs visait la transformation de la relation de l’art à la société et la place des femmes au sein de celle-ci. Ces recherches radicales se déployèrent non seulement en Europe occidentale, mais aussi en Russie et en Amérique du Nord ; leur objectif était d’abolir la frontière entre beaux-arts et arts appliqués, entre artistes et artisans.

 

Des pionnières comme Sophie Taeuber-Arp, Sonia Delaunay, Anni Albers, Varvara Stepanova ont participé à une nouvelle définition de l’art et des processus artistiques, cherchant sans relâche à réconcilier l’art et la vie.

"Le stylo ou le crayon ont-ils trempé aussi profondément dans le sang de la race humaine que l’aiguille ?" s’interroge Olive Schreiner, l’auteure de The Story of an African Farm (La nuit africaine) roman paru en 1883.

Sans doute pas, car cette aiguille a certes été l’un des moyens d’éduquer les femmes à un certain idéal féminin et de prouver qu’elles en étaient dignes, mais cette aiguille a aussi été une arme de résistance face à la contrainte d’être une femme.

Autrement dit l’aiguille, entre connivence et lutte.

Élargissant le champ des pratiques et les redynamisant de façon parfois surprenante, ces œuvres et celles qui suivirent, des années 1960 à nos jours, sont loin de l’association restrictive à un « art des dames » voire un « art domestique » auquel l’art textile a trop souvent été relégué. Ces artistes ont sciemment pratiqué un détournement des techniques filaires pour élaborer des œuvres d’art exposées dans l’espace public de la galerie et non plus dans leur espace privé et domestique, dans un acte de subversion, à l’instar d’Annette Messager ou de Judy Chicago.

La pratique artistique d’Isabelle Piron s’inscrit dans cette histoire séculaire au cours de laquelle les artistes – des femmes, mais aussi des hommes – ont fait de la fibre et des tissus à la fois le matériau, le support et l’objet de leurs travaux. C’est avec le textile qu’ils ont réuni les notions relatives à la peinture et au dessin, à l’artisanat et aux métiers d’aiguilles.

Le textile, alors libéré de ses fonctions d’usage, est une expression artistique à part entière, riche de pratiques novatrices renouvelant l’art lui-même. Dotée de propriétés sensibles, cognitives, perceptuelles, la fibre fait partie de notre quotidien et plus encore de notre rapport intime au monde. Présence objective d’une mémoire affective et d’une mémoire atavique, l’usage de ces matériaux souples permet à Isabelle Piron d’approcher les aspects du vivant.

Le fil de coton, de laine, de soie ou de lin, se lie chez elle à divers matériaux ayant un potentiel de transformations plastiques, qu’elle associe à ses créations par collage, accumulation ou recouvrement. Présentant une minutie du détail saisissante, ses œuvres « brodées » se libèrent de la technique. Provenant d’histoires particulières, elles se font vestiges et témoins de nos propres souvenirs.

Résister à l’oubli et à la perte. Poétiser la matière.

Magnifier ces petits points de gestes patients. Sortir de l’effacement de soi.

La peinture s’éclipse en faveur de la toile elle-même. La couleur ne vient plus des pigments appliqués mais directement du fil coloré, parfois des lavis et des rehauts. Le fil dessine à la fois les lignes, les aplats, les contours et les dégradés.

Fragments et textures.

Des noirs, des gris. Des blancs. Plus tout à fait jaunis par les années.

Des arbres, des visages et des masques se jouent de la surface. S’en libérer.

Bleu.

Paysages et scènes théâtrales définissent un espace. Pour que la figure s’y glisse.

Une possibilité, suivre le rythme.

David Revere McFadden a défini la place de ces œuvres « textiles » contemporaines, comme « l’émergence d’un langage artistique pour le nouveau millénaire. »  Un retour à la matérialité dans la pratique artistique est présent dans le travail de chaque artiste, il atteste également un changement dans la manière dont l’art interagit dans nos vies. Ces œuvres suggèrent que le réel est capable de renchérir le virtuel, que les activités de faible technologie peuvent être aussi impressionnantes que les systèmes de haute technologie, que les visions personnelles sont aussi valables que les déclarations génériques, et que processus et matériaux inscrivent leur propre sens dans l’art contemporain. »

Tout en offrant un prolongement à des pratiques ancestrales – par exemple, la confection du trousseau de mariage daterait du XIVe siècle –les œuvres d’Isabelle Piron remémorent cette tradition et en renouvellent la créativité. Ainsi crée-t-elle un service de seins en relief sur serviettes de table. Passementerie et plis jouent de l’ornement et du drapé, de l’artifice et de la chair, du brut et du précieux. Papiers et tissus, brou de noix et lin se font l’écho de la voix féminine, chuchotée ou criée.

Sylvie Lagnier, docteure en histoire de l’art

Décembre 2022


 


 


 


 


 

1 Commissaire du Museum of Arts and Design de New York, lorsqu’il organisa en 2007 et 2008 les deux expositions consacrées aux techniques du fil dans le champ de l’art contemporain : Radical Lace & Subversive Knitting qui présentait des œuvres en tricot, crochet et dentelle et Pricked: Extreme Embroidery consacrée exclusivement aux œuvres en broderie.

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